CLOÎTRES

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Le cloître, écrit en 1676 Félibien dans son Dictionnaire des termes propres à l’architecture , «est un lieu clos et quelquefois environné de galeries couvertes, comme sont les cloîtres des religieux». Cette définition fixe, en plein XVIIe siècle, une équivoque ancienne. Le mot «cloître» vient du latin claustrum (pluriel: claustra ) auquel Isidore de Séville (Étymologies , XV, 7) donne le sens de clôture. Les plus anciens règlements monastiques emploient aussi le terme latin dans cette acception pour désigner la barrière – réelle ou fictive – qui doit séparer les religieux du monde: le cloître signifie un mode de vie avant d’impliquer une forme d’architecture.

Que l’apparition de celle-ci soit liée à l’essor du monachisme, c’est chose sûre. Mais il faut bien avouer qu’aucune prescription ne fit jamais du cloître en tant que forme architecturale un élément nécessaire à la vie monastique. L’Orient orthodoxe a ignoré ce que nous appelons un cloître; l’Occident a multiplié ces portiques en dehors même des monastères. D’ailleurs, la vocation même du cloître fut diverse: allée couverte servant aux processions (d’où l’allemand Kreuzgang ), lieu de promenade, de lecture ou de méditation, jardin, cimetière, il assumait toutes ces fonctions faute d’une stricte définition liturgique. Dans les abbayes qui comptent deux cloîtres, la même incertitude règne: grand cloître et petit cloître, cloître de l’abbé et cloître des moines, cloître du silence et cloître du colloque; la variété de ces appellations révèle l’absence de toute doctrine établie.

Pour que se fixent quelques grandes options sur l’architecture et le décor du cloître, il faut le ferment d’un débat d’ordre moral sur le sens de la vie monastique. Mais, si la diversité des cloîtres romans procède de saint Bernard, on ne peut dire que saint François ni saint Dominique aient marqué d’une pareille empreinte l’évolution des cloîtres gothiques. Dès le XIIIe siècle, les galeries des cloîtres tendent à devenir un élément architectural interchangeable. Cette évolution s’accentue au XIVe siècle où les remplages des baies, le réseau du voûtement reproduisent des formes banales. Le cloître cesse d’avoir une évolution propre pour s’abolir dans celle de l’art gothique. De même, il participe de façon un peu marginale aux expériences de la Renaissance. À l’Annunziata de Florence, le chiostrino dei Voti (1447) reprend les formes du cortile du palais Medici-Riccardi: pour Michelozzo, les formes du cloître et du cortile, nées d’une même idée architecturale, sont équivalentes. L’habitude de clore ou de vitrer les galeries de cloîtres apparaît au XVIe siècle et se généralise par la suite. Dès lors, la claire-voie de l’arcature étant virtuellement abolie, la galerie de cloître se réduit à un espace rectangulaire clos; l’art baroque adopte fréquemment des partis analogues pour le décor intérieur des salles capitulaires et des cloîtres, consacrant ainsi la fin d’une forme architecturale qui ne cessait de déchoir depuis le XIIIe siècle.

1. Genèse du cloître

Les prototypes syriens

On ne rencontre aucune esquisse de cloître dans les plus anciens établissements monastiques d’Égypte. Le couvent est alors un agrégat désordonné de cellules, de magasins et d’ateliers. N’était la présence d’une église et d’une demeure principale, rien ne distinguerait d’un village ordinaire cette agglomération où bêtes et gens vivaient dans une tranquille promiscuité. Au contraire, les monastères de Syrie présentent, dès le Ve siècle, des formes qui semblent annoncer les dispositions classiques des cloîtres d’Occident. L’église Saints-Serge-et-Bacchus d’Umm es-Surab, datée de 489 par une inscription, est flanquée de bâtiments organisés autour d’une cour quadrangulaire pavée, ceinte d’un portique à deux étages; la colonnade inférieure repose sur un muret. À Deir Sem’ân, la grande stoa du monastère ouest (VIe s.) présage non seulement les formes, mais encore les fonctions des cloîtres médiévaux: promenoir pour les moines et les pèlerins (l’hôtellerie donnait directement sur ses galeries); refuge contre les intempéries; campo santo (le portique abrite une série d’arcosolia ). L’exemple fameux du monastère d’ed-Deir (Ve s.?) où un vaste atrium précède la basilique pourrait aussi être évoqué à propos de la série, moins importante, il est vrai, des cloîtres médiévaux situés à l’ouest des églises.

Il est clair que ces formules syriennes sont nées de l’imitation des constructions profanes de la région et non de préoccupations religieuses précises. On a pu évoquer indifféremment, à propos d’Umm es-Surab, la cour du palais romain de Bosra ou les petites maisons rurales de la Syrie du Sud; à propos d’ed-Deir, les grandes villas du Hauran, comme celle de Djemerrin.

Cependant, la relation avec les formes locales de la villa rustica sont moins nettes au monastère d’Aïn Tamda en Algérie (début du VIe s.?), et il n’est pas impossible que la cour rectangulaire bordée de bâtiments s’inspire directement de l’architecture monastique syrienne. On notera toutefois que la cour ne comporte pas de portique, cet élément essentiel des futurs cloîtres.

Les silences de la Règle

Sur la transmission éventuelle des formules syriennes à l’Occident, on en est réduit aux conjectures, à cause d’un hiatus archéologique de plusieurs siècles: nous ne connaissons guère la disposition des cloîtres d’Occident avant l’époque carolingienne. On ne peut invoquer jusque-là ni le témoignage des monuments (le cloître de l’abbaye des Trois-Fontaines à Rome ne saurait dater, comme on l’a cru longtemps, du VIIe s.), ni celui des descriptions (ainsi le cloître de Jumièges, bâti par saint Philibert qui fonda l’abbaye en 654, n’a été décrit que dans la Vita très postérieure, vers 815, de ce saint). Bien plus, aucun texte de caractère réglementaire ne paraît se rapporter au cloître tel que nous l’entendons. Le porticus mentionné dans la règle d’Isidore de Séville, simple allée couverte qui donne accès au jardin du monastère, n’est pas un cloître. Les claustra monasterii de la règle de saint Benoît ne désignent que l’enceinte intérieure du monastère, la clôture qui ne doit pas être franchie sans l’autorisation de l’abbé. Au concile de Francfort (794), au concile de Mayenne (813), on n’entend pas autrement les termes de claustra ou claustrum . Les conciles et les capitulaires de l’époque carolingienne qui régissent la vie des chanoines s’en tiennent au même sens. Ce que les législateurs eurent à cœur de définir, ce fut la forme des bâtiments communautaires – les principaux étaient le dortoir et le réfectoire – à édifier à l’intérieur des claustra . Leurs prescriptions fixèrent en quelque sorte de l’extérieur la forme du cloître, cour centrale de la citadelle monastique, lieu géométrique de la vie commune.

Le plan adressé à l’abbé de Saint-Gall Gozbert, au lendemain du concile d’Aix-la-Chapelle (816-817), et probablement tracé sur les indications de l’abbé Hatton de Reichenau, montre ainsi, indubitablement caractérisées, les formes d’un grand cloître monastique délimité par l’église, le dortoir, le réfectoire et le cellier: l’usage allait fixer ce que les législateurs avaient négligé de définir.

L’incertitude des formes

Dans ces conditions, les irrégularités si souvent constatées dans les dispositions des cloîtres ne sauraient être interprétées de manière trop stricte. L’auteur de la Vie d’Angilbert explique le plan triangulaire du cloître que ce saint abbé fit édifier à Centula (Saint-Riquier) entre 790 et 799 de façon symbolique, par référence à la Sainte Trinité; mais cette glose ne peut être appliquée uniformément aux rares cloîtres de plan triangulaire qui furent édifiés au Moyen Âge, comme celui de Sant’Agostino à Gênes. Le plan le plus répandu, carré ou rectangulaire, exalté par les vers célèbres du Laus vitae monasticae et dont tant de glossateurs cherchèrent, comme Hugues de Fouilloy (De claustro animae , III, 2), à dégager la signification mystique, n’était pas non plus contraignant. On renonçait à ce plan d’une symbolique rudimentaire dès que se présentait la difficulté d’un terrain inégal, comme à Saint-Martin-du-Canigou, ou d’un parcellaire compliqué. De même, il serait vain de vouloir expliquer à tout prix les variations de l’emplacement des cloîtres auprès des églises. Dans l’immense majorité des cas, le cloître flanque un des bas-côtés de la nef, au nord ou au sud, sans que l’on puisse justifier ce choix par des principes généraux, règles ou coutumes monastiques, influence du climat, etc. Le petit groupe des cloîtres ouest, édifiés à l’entrée de la nef, s’inspire évidemment de la solution romaine de l’atrium. Un passage de la Vita Eigilis rapporte que cet abbé de Fulda (817-822) consulta les moines sur l’emplacement à donner au cloître. Deux solutions étaient proposées: le long de l’église, juxta morem prioris ; à l’ouest, romano more . De fait, c’est dans l’Empire romain germanique que coexistent le plus souvent, les formes, faciles à confondre, de l’atrium et du cloître ouest. La série des «cloîtres orientaux» qui enserrent le chevet des églises est plus déconcertante lorsque le choix de cet emplacement n’est pas simplement dicté par le site, comme à l’abbaye bénédictine de Kastl, par la topographie ancienne, comme à la cathédrale de Lisbonne, ou par les impératifs mêmes de la construction (à Assise, Sixte IV décida en 1476 de pourvoir la basilique d’un cloître de chevet destiné à prévenir un affaissement de terrain). On a avancé que ce choix, peut-être caractéristique des églises collégiales, était né dans la région mosane où les cloîtres de Saint-Georges d’Amay, de Notre-Dame de Tongres et, semble-t-il, de Saint-Feuillen de Fosses remontent au XIIe siècle; dans le même temps s’édifiait aussi l’admirable cloître oriental du dôme d’Hildesheim. Mais cette théorie ne tient pas compte d’exemples italiens, apparemment plus anciens, comme le cloître de San Cristoforo à Sienne.

L’étude de l’élévation des cloîtres ne conduit pas à plus de certitudes: on constate simplement qu’il existe, de bonne heure, des cloîtres à plusieurs étages de galeries. Aucun critère absolu, historique, géographique, religieux ou artistique, ne permet d’en rendre strictement compte.

2. Le tournant des années 1100

Du cloître de bois au cloître de pierre

Les premiers cloîtres d’Occident semblent avoir été, pour la plupart, des galeries de bois: leur disparition massive s’expliquerait ainsi par la précarité du matériau. Au XIe siècle, au début du XIIe encore, on édifiait toujours de ces cloîtres de bois couverts de bardeaux: ainsi les constructions de Lanfranc à l’abbaye du Bec (vers 1039), de l’abbé Thierry de Petershausen (1086-1116) à Saint-Pierre d’Andelsbuch ou à Saint-Pierre de Bregenz; le cloître de l’abbaye de Zwiefalten bâti par l’abbé Odolric entre 1095 et 1109; celui de Saint-Trond restauré par l’abbé Rodolphe (1108-1138). Mais, depuis longtemps, des constructions plus durables remplaçaient çà et là les vétustes cloîtres de bois. C’est en 782, dans la Vie de saint Benoît d’Aniane qu’apparaît une des premières mentions de ces cloîtres construits novo opere (selon la nouvelle technique), en pierre et non plus en bois. De fait, le plan de Saint-Gall, où les arcades du cloître sont dessinées en rabattement, paraît impliquer lui aussi une construction en pierre. Toutefois, ces prestigieuses constructions carolingiennes restaient isolées. Il faut attendre le XIe siècle, époque du grand essor de l’architecture religieuse en Occident, pour que la métamorphose des cloîtres devienne durable. En termes presque identiques, les textes font un titre de gloire aux prélats d’avoir «laissé de marbre un cloître qu’ils avaient trouvé de bois», comme saint Odilon de Cluny (entre 994 et 1049) ou l’archevêque Bescelin de Brême (1035-1045). À Saint-Martial de Limoges, sous l’abbatiat d’Adhémar de Chabannes (1063-1114), à Subiaco, sous celui d’Humbert (1051-1060), des cloîtres de marbre s’élèvent aussi, dont il ne nous est pas dit s’ils remplacent des cloîtres de bois. À Mayence, l’archevêque Bardon († 1051), ayant transféré le siège de l’église métropolitaine, la dote d’un cloître à la mode nouvelle. Parfois, on sacrifiait, pour ces embellissements, des monuments plus anciens: ainsi à Saint-Augustin de Cantorbéry, où l’abbé Elmer (1006-1022) fit démolir une confession pour remployer les colonnes et les arcades dans le cloître qu’il édifiait.

Les premiers cloîtres sculptés

L’intrusion d’un décor sculpté et peint sous ces portiques moins périssables est une révolution d’une plus grande conséquence. Il n’est pas douteux qu’elle soit liée à l’essor de l’ordre de Cluny, soucieux de glorifier Dieu par la beauté des bâtiments sacrés et de la liturgie, mais on n’a pas tout résolu lorsqu’est énoncée cette vérité première. Les tendances de Cluny au faste ne se déclarent pas dès la fondation de l’abbaye en 910. Elles traduisent surtout la volonté des grands abbés réformateurs, saint Mayeul, saint Odilon et saint Hugues. On a pu se demander si l’adoption de cloîtres spacieux et richement décorés ne coïncide pas avec la découverte des formes architecturales de l’Islam, au cours de la Reconquista, puis à l’occasion de la première croisade; les splendeurs des palais et des mosquées musulmanes auraient paradoxalement ouvert la voie à l’art le plus caractéristique de la Chrétienté. L’idée, qui reste séduisante, ne peut toutefois être prouvée, les exemples que l’on invoquait autrefois pour établir l’existence d’un «art de contacts» entre l’Islam et la Chrétienté, comme le cloître du Paradiso à Amalfi, étant extrêmement tardifs. Quelle qu’en soit la cause, la vogue des cloîtres ornés s’affirme au cours du XIe siècle. Sans doute faut-il ajouter foi au texte, bien imprécis, qui parle des travaux d’embellissement entrepris vers l’an 1000 par l’abbé Robert à Saint-Florent de Saumur: il mentionne des peintures, des sculptures, ou du moins des encadrements sculptés, dans la fabrica claustralis . Ce qui est certain, c’est que de tels cloîtres existaient à la fin du siècle. Les textes sont explicites, ainsi celui qui concerne les travaux de l’abbé Jean d’Ypres à Saint-Bertin de Saint-Omer (1081-1095), mais, si précieux soit-il, leur témoignage n’est plus essentiel, car le cloître de l’abbaye clunisienne Saint-Pierre de Moissac offre toujours un exemple de ces grandes entreprises. L’abbé Anquistil, élu en 1085, fut l’ordonnateur de ce prodigieux ensemble sculpté qui était achevé en 1100, comme le rapporte une inscription célèbre. Si l’on excepte une restauration du XIIIe siècle (l’abbé Bernard de Montaigu fit alors refaire les arcades et remonter plusieurs colonnes), le cloître conserve ses dispositions d’origine: soixante-seize chapiteaux historiés – les chapiteaux simples alternant avec les chapiteaux doubles –, huit piliers ornés de plaques sculptées ou gravées constituent l’un des plus anciens exemples, et le premier conservé, d’une de ces somptueuses créations clunisiennes contre lesquelles saint Bernard n’allait pas tarder à s’élever. Les rapports de l’art du cloître de Moissac avec celui des plus anciens chapiteaux du cloître de la Daurade à Toulouse sont évidents, et il importe peu que ceux-ci soient légèrement antérieurs plutôt qu’exactement contemporains. La fin du XIe siècle et le début du XIIe siècle virent en effet s’élever, dans la France méridionale, nombre de ces cloîtres ornés: celui de Conques, sous l’abbatiat de Bégon III (1097-1107), celui de Saint-Pons de Thomières, sous l’abbé Frotard, semble-t-il, comptent parmi les plus anciens. C’est ainsi que cet art des premiers cloîtres romans, d’une si grande conséquence pour l’histoire de la sculpture monumentale, a parfois été considéré comme originaire de la France méridionale. Un passage de l’Historia compostellana , rédigée sur l’ordre de Diego Gelmirez, rapporte que ce prélat entreprit, vers 1124, de pourvoir Saint-Jacques-de-Compostelle d’un cloître somptueux en s’inspirant des églises d’outre-monts qui, bien que moins riches en revenus, en bâtissaient de splendides. On a voulu déduire de ce texte qu’il n’existait pas à cette date de cloîtres ornés en Espagne, et en tirer argument pour dater des environs de 1140 les sculptures les plus anciennes du cloître inférieur de Santo Domingo de Silos. Mais le style des grandes figures en relief méplat qui ornent les piliers quadrangulaires, l’épannelage des chapiteaux sculptés d’animaux fantastiques, l’épigraphie même des inscriptions sont si proches de Moissac qu’une date voisine de 1100 paraît aussi s’imposer.

La diatribe de saint Bernard

Il faut renoncer à l’idée simpliste de l’origine languedocienne des cloîtres sculptés à chapiteaux historiés: un peu partout en Occident, des exemples conservés attestent que la vogue de la formule fut précoce. Le cloître de la collégiale Saint-Ours d’Aoste fut exécuté vers 1133: la date, inscrite sur un chapiteau, est celle où les chanoines entreprirent de vivre régulièrement; le cloître d’Eschau, partiellement remonté au musée de l’Œuvre NotreDame, à Strasbourg, celui de l’abbaye de Reading (musées de Reading et de Londres) doivent aussi dater l’un et l’autre de 1130 environ. Que le luxe de tels cloîtres ait été, au début du XIIe siècle, chose courante, saint Bernard nous en fournit la meilleure des preuves en fulminant contre eux dans son Apologie à Guillaume de Saint-Thierry (vers 1123-1125) une condamnation de principe. Pour l’abbé réformateur, les chapiteaux à figures monstrueuses, les narrations souvent profanes sont de coûteuses fantaisies qui détournent le moine de sa méditation. Cet art que Cluny a encouragé doit être banni des cloîtres. L’abbé cistercien Aelred de Rievaulx reprend les mêmes critiques dans son Speculum charitatis , II, 25 (vers 1142-1147) et juge que le bestiaire fantastique des cloîtres romans n’est qu’un divertissement, bon tout au plus à repaître la curiosité des femmes. Quelques années plus tard, Hugues de Fouilloy précisait la doctrine dans le De claustro animae , II, 4: les sculptures et les peintures n’ont pas leur place dans les monastères, où rien ne doit divertir les frères, mais elles peuvent être tolérées dans les édifices religieux des villes où elles charmeront la foule des simples laïcs, contraints par leur ignorance de lire la Bible en images.

De saint Bernard date en fait le début de la grande querelle sur les fonctions, les formes et le décor du cloître; les aspirations à l’austérité des ordres nés d’un désir de réforme de la vie monastique, Chartreux, Prémontrés, Vallombrosains, Grandmontains, se trouvaient nettement exprimées dans l’Apologie . Les statuts généraux de l’ordre de Cîteaux leur donnèrent force réglementaire dès 1134. Et au cours du XIIe siècle deux esthétiques inconciliables allaient s’opposer.

3. L’art des cloîtres romans

L’esprit cistercien

Réceptacle de la méditation, le cloître cistercien est une construction dépouillée dont la claire architecture ne doit sa beauté qu’à l’accord des volumes purs avec la simplicité du plan et de l’élévation. Le cloître de Fontenay, bâti du vivant de saint Bernard, est un type achevé de ces constructions abstraites d’où toute décoration superflue est bannie. L’arcature groupe des baies géminées sur colonnettes sous de grands arcs de décharge en plein cintre reposant sur des piles fortes composées. La galerie est couverte d’une voûte en berceau à pénétrations. Au Thoronet, où les galeries sont voûtées d’un berceau brisé, l’architecture fortement structurée met en valeur les inégalités du terrain: ce cloître, de plan trapézoïdal, dont les ailes se situent à des niveaux différents, est, dans sa singularité, le meilleur témoin de la spiritualité cistercienne; l’appareil est rude, les arcades brutalement percées dans l’épaisseur du mur. Mais les baies géminées surmontées d’un oculus projettent dans le promenoir la clarté sans équivoque d’un motif trinitaire et rythment de stations lumineuses le cheminement des moines.

L’esprit cistercien – on peut parler d’une esthétique plutôt que de modes de bâtir – a ainsi marqué l’art des cloîtres d’une empreinte durable: cet idéal ascétique, lorsqu’il se survit dans sa pureté, perpétue en plein XIIIe siècle des formes romanes, en dépit de l’adoption occasionnelle des nouvelles techniques de voûtement (Fontfroide, Fossanova, Casamari). En dehors même de l’Ordre, l’idéal de saint Bernard a infléchi l’esthétique des Grandmontains (cloître de Saint-Michel de Lodève) et, quoique à un moindre degré, celle des Prémontrés.

Les cloîtres historiés

La doctrine des clunisiens sur le décor des cloîtres ne s’est jamais aussi clairement définie que celle de saint Bernard. Mais, en réaction contre l’esprit de Cîteaux, les cloîtres des grands monastères bénédictins comme ceux de la plupart des églises cathédrales et collégiales se signalent par la profusion du décor, la richesse du matériau, l’ambition du programme iconographique. Les grands cloîtres de la région rhodanienne: SaintTrophime d’Arles, Montmajour, Saint-Guilhem-le-Désert, Saint-Donat-sur-l’Herbasse, constituent, malgré leurs dates de construction diverses, un groupe cohérent dont la splendeur s’oppose aux constructions cisterciennes voisines de Sénanque, du Thoronet et de Silvacane. Les solutions plastiques de Moissac ont été enrichies et poussées jusqu’à leur ultime logique. Les piles maîtresses reçoivent un décor plaqué de hauts-reliefs; il s’y greffe même parfois de véritables statues, figures isolées de prophètes, d’apôtres et de saints, ou même protagonistes d’une action dramatique réunis en un groupe fermé: ainsi, à Saint-Trophime, la Flagellation du Christ, la Rencontre d’Emmaüs ou l’Incrédulité de saint Thomas.

Les cloîtres de marbre alliaient à la richesse du décor sculpté la perfection du matériau, parfois rehaussé d’incrustations. Leur densité est surtout grande sur le littoral méditerranéen, en raison du cabotage qui facilitait le transport des blocs, travaillés ou non. Les colonnes et les chapiteaux du cloître de Monreale, exécuté à la fin du XIIe siècle, sont en marbre de Paros et en pentélique. Leur nombre exclut que la totalité du matériau ait pu être récupérée sur les monuments grecs de Sicile. L’immense cloître de Tarragone, terminé au XIIIe siècle, est en marbre de Carrare. Dans le cas d’Avignon, nous disposons d’un témoignage explicite: en 1156, le pape Adrien IV demande aux chanoines de Pise de faire bon accueil à leurs frères de Saint-Ruf d’Avignon venus se pourvoir en blocs de Carrare pour bâtir leur cloître. Sans doute les chanoines de Saint-Ruf usèrent-ils du même privilège pour ramener les matériaux du cloître de Notre-Dame-des-Doms, dont les restes sont dispersés en France et en Amérique: un document antérieur leur faisait en effet une obligation d’exécuter des travaux d’art pour le chapitre de la cathédrale avignonnaise auquel ils étaient soumis.

Le travail du marbre exigeait une main-d’œuvre spécialisée et plusieurs de ces cloîtres de prix furent exécutés en atelier, comme des pièces de mobilier liturgique. Nous sommes bien renseignés sur ces pratiques par l’exemple des marbriers romains qui édifièrent les splendides cloîtres romans de l’Italie centrale, dont Saint-Paul-hors-les-Murs et Saint-Jean-de-Latran à Rome, par les Vassaletti, sont les exemples les plus fameux. Un acte passé devant notaire en 1232 – le plus ancien contrat de construction d’un cloître qui soit connu – nous apprend que Pietro de Maria, marbrier romain, s’engage à sculpter en atelier dans un délai de trois mois les éléments de la moitié d’une des galeries du cloître de l’abbaye de Sassovivo à Foligno, en Ombrie. Il devra livrer ces sculptures à ses frais à l’église San Giacomo d’Orte qui dépend de l’abbaye, puis se rendre sur les lieux pour assurer le montage de la construction. Ces clauses furent respectées.

Les cloîtres des marbriers romains, incrustés de mosaïques scintillantes, perpétuent au début du XIIIe siècle la sublime gratuité de l’opus Dei clunisien, comme le souligne l’inscription versifiée de Saint-Paul-hors-les-Murs; mais la plupart des cloîtres ornés se justifiaient par leur programme qui, loin de distraire le moine ou le clerc, devait nourrir sa méditation. Certes, les critiques d’Aelred de Rievaulx gardent tout leur sens: on ne peut prétendre, comme on l’a fait au XIXe siècle, que le bestiaire des cloîtres romans illustre un programme symbolique systématique, ni même, comme on l’a soutenu plus récemment, que les chapiteaux fantastiques des cloîtres romans de Catalogne reproduisent, de manière figurative et conventionnelle, les notes d’un hymne en usage dans la liturgie locale. Mais les cloîtres ornés de sculptures purement décoratives, bien qu’ils soient nombreux, notamment en Angleterre (Bridlington, Norwich) et dans les pays germaniques, ne constituent pas la majorité des cas. Le plus souvent, le souci d’un programme édifiant, narratif ou symbolique, paraît primordial; on le voit à l’évidence dans les grands cloîtres du midi de la France, à Aoste, à Monreale; plus encore peut-être en Espagne (San Juan de la Peña, Estella, Santillana del Mar), en Catalogne (Gérone, Tarragone), en Roussillon (Elne), mais il a marqué aussi, quoique à une époque plus tardive, des régions plus septentrionales. La découverte des restes du cloître élevé vers 1180 par les chanoines de Notre-Dame-en-Vaux à Châlons-sur-Marne suffirait à le prouver: plus de cinquante statues-colonnes supportant les retombées de l’arcature (ce parti est adopté plus timidement dans les cloîtres de Solsona, de Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, de Ganagobie) y illustraient, ainsi que les nombreux chapiteaux figurés, un programme systématique, à la fois historique et moral.

La fin d’un conflit

Cependant, dès la fin du XIIe siècle, l’opposition apparemment irréductible entre l’esthétique cistercienne et l’esthétique clunisienne tendait à s’abolir. En 1188, le chapitre général de l’ordre de Cîteaux prend des mesures pour empêcher les abbayes de s’endetter à l’occasion de constructions somptueuses. Ces prescriptions sont renouvelées – mais en vain – en 1213 et 1231; l’art des cloîtres cisterciens répudie les grands principes de saint Bernard; ainsi à Chiaravalle Milanese, les chapiteaux sont historiés. Ce mouvement était irréversible: Hélinand de Froidmont – qui de trouvère se fit cistercien – aura beau proposer de donner aux pauvres les sommes englouties dans la construction des abbayes sans cesse plus luxueuses, l’abbé Juste pourra bien prêcher, vers 1300, sur la superfluité du décor dans les établissements de l’Ordre, le décor des cloîtres cisterciens ne se différencie plus guère de celui des cloîtres des cathédrales. L’art gothique favorisait, il est vrai, ces métamorphoses: le type abstrait du chapiteau à crochets, substitué au chapiteau roman, s’accommodait de toutes les doctrines; les remplages géométriques des baies, les fines colonnettes de l’arcature répondaient à l’esprit de l’art nouveau, plus fonctionnel et graphique, moins soucieux de symbolique et d’édification. Par la suite, l’équivoque sera complète: au XVe siècle, le cloître cistercien de Fitero, en Navarre, renchérit sur le faste des établissements bénédictins voisins; le cloître de l’abbaye cistercienne de Cadouin ne se distingue du cloître de la cathédrale de Cahors – légèrement postérieur, mais dû au même atelier – que par la plus grande recherche de son décor sculpté. Est-il enfin de cloître plus luxuriant que celui de l’abbaye cistercienne Santa Maria da Vitoria à Batalha, dont Boytac dessina au XVIe siècle les extraordinaires remplages?

Il importe peu que le débat sur la vocation des cloîtres ait été rouvert au XIIIe siècle. Ni les frères mineurs ni les frères prêcheurs ne purent imposer durablement des formes architecturales dépouillées en accord avec l’idéal de saint François et de saint Dominique. Les grands ensembles de fresques du Quattrocento italien décorent souvent les cloîtres des ordres mendiants. Ainsi, à Florence, les fresques de l’Angelico, intégralement conservées dans les cellules et la salle capitulaire de San Marco, couvraient aussi les galeries d’un cloître de ce couvent, dit cloître de Saint-Antonin; les restaurations du XVIIe siècle en ont laissé subsister quelques-unes; dans le grand établissement dominicain de Santa Maria Novella, Paolo Ucello, peignant dans des tons glauques un cycle de la Genèse, a valu au chiostro verde son surnom.

Désormais, quoique devenu un élément obligé dans la vie monastique et canoniale, le cloître ne connaît aucune spécificité architecturale. La confusion s’est faite entre le mot «cloître» et l’idée de jardin clos de galeries; mais ses formes, ses rythmes et son décor s’insèrent dans les courants généraux de l’histoire de l’architecture. Les cloîtres splendides de la chartreuse de Pavie sont des témoins de la Renaissance milanaise et non l’expression d’une éthique propre à un ordre monastique. La pensée de Bramante règne sans partage au cloître de Sainte-Marie-des-Grâces de Milan. La tension de l’espace, au cloître de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, à Rome, appartient en propre au style de Borromini. L’architecte réinvente à son gré le jeu des galeries et l’on pensa même, au XVIIIe siècle, à des cloîtres ronds: ainsi les projets de Destouches pour le cloître de Sainte-Geneviève à Paris. Cependant, les cloîtres de plan quadrangulaire, transcrits en termes classiques, se survivaient, le plus souvent stéréotypés et semblables, parfois paradoxalement rajeunis par l’audace d’un archaïsme: à Saint-Martin-des-Champs de Paris, en 1702, l’architecte Delatour tenta de traduire dans l’ordre dorique un rythme roman.

La sensibilité contemporaine a souvent cristallisé sur les cloîtres des rêveries sur l’art chrétien médiéval. Entendus comme des symboles de l’ordre monastique, les cloîtres sont devenus parfois objets de musée. L’un des instigateurs de cette mode fut l’architecte américain George Barnard Grey, dont le musée des Cloîtres de New York (The Cloisters) abrite depuis 1926 la collection. Elle comprend de larges parties des cloîtres de Saint-Michel-de-Cuxa, Saint-Guilhem-le-Désert, Bonnefont et Trie, remontées de façon plus suggestive qu’archéologique. D’autres musées des États-Unis exposent leur cloître, parfois fait d’éléments disparates (à Toledo, fragments des cloîtres d’Espira de l’Agly, de Pontaut et de Saint-Pons-de-Thomières).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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